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Bagatelles

Georges Louis



© Gregorius Vatis Advena 2015, Record L 4, Engl. Bagatelles, October 2013 to August 2015, Balearic Islands and Hampshire, 90 aphorisms and poems, lyric poetry, French.



Bagatelles

Introduction


Le but original de cette anthologie était un dialogue entre le sublime et le banal. Elle est devenue, enfin, un essai sur l’angoisse et la limitation critique de l’angoisse. La contemplation est fragmentaire – elle se dégage de la poésie en tant que programme esthétique téléologique.

Les Bagatelles sont une apprétiation du quotidien et de la médiocrité. Elles se penchent sur des images apparemment ordinaires, dont l’évocation est un expériment lyrique ou anti-lyrique. La subjectivité est caractérisée dans un conflit avec une réalité anti-transcendantale, parfois à la recherche de conciliation.


Nuages Gris, par Franz Liszt, joué par Peter Bradley Fulgoni – Musopen CC BY-NC-ND 3.0.


En général, le vers est libre. Plusieurs poèmes sont écrits « en courant » – puisqu’il n’est pas question d’illustrer une métrique en particulier, ils ne sont pas écrits en vers. La séparation de rythmes, sujets et césures est laissée entièrement au lecteur. À la poésie du banal convient souvent une apparence de prose.

Cet ouvrage n’est pas encore complet, et ne le sera jamais. Il évolue avec le poète, qui écrit, révise et récrit. La création des bagatelles est un processus continu.













I



Un bateau m’attend dans le port
Pour m’emporter à ma perte.
J’ai mis ma chemise et les rêves
Dans la mince valise accordée
Au marchand de mensonges.
Et pourtant mon bagage est lourd !
J’arriverai à l’enfer antarctique
Et prendrai, pour témoin de voyage,
La transfiguration échouée.






L’apologie du mètre carré et l’éternel mépris des traits respirent au cœur des villes. C’est en vain que les dieux chercheront à s’enfuir dans une voiture démodée. Chaque pas des modernes perpétue l’abolition du monde – la banane jetée dans la rue dérange l’aberration du mètre.






Jadis, j’étais une rose. On m’a jetée dans ce vase où la mort est lente et ravissante. Elle mène aux yeux des inconnus un nouveau plaisir. « Étrange beauté, disent-ils, toutes ces roses sans cœur. »






Mais les couleurs restent aimables. Le gris du ciel et des fenêtres se décompose parmi les pierres marrons, des bâtiments et des oiseaux, vaincus du métal humide. Un train, le mort sur le fer, a laissé son arrêt. Le silence est englouti – dong, dong, dong ... le juge – même ici.






La vérité est comme le vent, invisible et bien moins redoutable que froide (les heures ainsi que l’âme des mensonges sont le désir de chaleur). Partout elle craint et essaye de s’enfuir de la peur, de la mort et de l’infini : Être à l’abri du vent.






Pardonnez-moi ! J’arrêtai mes pas dans la rue
Pour regarder la mort du vieux.
Il souriait.
Il paraissait jeter ses dents
Sur quelques feuilles, des
Valets de l’air rafraîchissants,
Tombantes.
Le vieux nota le bonheur de leur danse
Et les réverbérations sublimes de tant de cadences.
Mais
Le destin des feuilles, danseuses, il le vit
Sur le trottoir.






Tous ces petits poèmes d’amour, ces louanges parfumées, ces passionnées souffrances, j’en ai assez, mignon. Trop de fleurs et de cadeaux inutiles, de cœurs simples m’emmerdent. Dorénavant, on ne parlera pas de l’amour, on ne parlera de l’amour que comme un réchauffement climatique : Anomal.






Peu de bras le soutiennent,
De larmes, le vaincu de Van Dyck.
Le sang raconte son histoire
Au spectateur, ennuyé devant la toile.

Mais le sang est vieux,
On le connaît déjà.

À côté, oubliée dans le deuil,
La mince fleur de bord de route
Laide et pure se tait.
Il n’y a pas de raison pour elle
Dans La Déposition.
Le sang ne la touche pas
Et l’innocence fait du mal aux yeux.






Vous aviez les cheveux si brillants
Que Samson vous aurait enviée.
Qui les a ébouriffés comme ça ?
— Le vent, monsieur.

Vous faisiez sourire les enfants
Et les tristes. Qui vous a rendue
Et votre bouche alors si froides ?
— Le vent, monsieur.

Mais encore, vous pouvez être heureuse,
Peigner vos cheveux et sourire.
Qui vous a interdit ce bonheur ?
—.






Ouvrant les portes de l’armoire, à quoi bon regarder, encore une fois, les mêmes chemises, les pantalons ? Lesquels choisir pour un jour que je n’ai point choisi ? Je prends quelque chose. Où les chaussettes ? Ma vie est un pied sans chaussure. Allez ! Se peigner devant les miroirs difficiles, la raie de côté, l’aspect sérieux. Encore la pommade, la toile de lin, et voilà ! Je suis prêt pour les rues maintenant, maintenant que je suis une pierre, une étrange statue d’Arno Breker.






Des étoiles s’élèvent, si loin des yeux, si proches,
Scintillent sur des feuilles, les astres sur moi,
Scintillent sereines comme éternités
En paix, lueur éphémère.

Fleurs en ombre, j’aimerais vous dire qui je suis.
La brise emporte au loin le chant de mon amour,
Mon chant tout simple, mon amour fidèle :

Mon chant qui se perd dans les feuilles,
Mon amour qui touche tout le ciel.






J’ai pénétré en rêve les béatitudes. À la droite du Seigneur, Adolf Hitler s’assoit, multipliant les pains pour les six millions dans le banquet éternel : Justice l’avait repêché de l’enfer romantique où il jetait ses larmes, remords qui l’ont sauvé. Il a rejoint les anges bons avec leur lunettes de soleil, Coco Chanel en bienveillante élégance. Ils chantent ensemble la félicité des jours de la fin des temps.






Quand je me rends au petit marché, mon ami, le marchand de bagatelles et ses légumes m’attendent. La passion des tomates se mêle aux mots de mon profond amour et froid des éléments salutaires. Je les aime tous, ces élus du frigidaire. Celui qui ne sait bien traiter ses tomates est un malheureux. Vraiment. La tomate est la transcendance.






Quelle joie que l’immortalité brutale et densissime des polymères synthétiques, leurs additifs métamorphosés dans le sac en plastique ! Elle suivra sa marche triomphale dans les rues, dans l’air et dans l’eau. Le parti du peuple aura beau anathématiser le tableau périodique. L’éternité est un produit plastifiant.






Comme la forme et le bord
D’un chapeau, il faut couper
Les mots. Connaissez la forme :
Trop de soleil, autrement,
Fait trop de mal aux âmes.
Le bord du bon vers vous borne.
Qu’un tel amour des images
Ne vous rende pas aveugles !






Jardin de l’harmonie
Naturelle. Les couleurs saluent
Les fleurs du vent, affectueusement affectées,
Souriant au poète, au père
Des âmes innocentes. Devant les enfants, le merle
Avale un ver de terre, vorace,
Ballottant la tête avec une vigueur, une violence
Émue qui saisit, qui trucide le ver entier
Avec le corps, le pied, avec le bec. Et voilà, il est englouti !
Délicieusement. Tout d’un coup.






Un poteau électrique rouillé
Mettait en display ses rêves
Jaune bleuâtre parmi les feuilles.
Tandis que ce vieux envahissait
Les ombres, l’amertume verte,
Je me demandais, en regardant la rouille,
Ce que j’avais perdu dans cette rue-là.






Je deviendrai un grand acteur porno et ne ferai que jouir de ma vie. Mais je suis fatigué déjà de tant de jouissances. Mieux que cela, j’aime bien la pornographie des aveugles, orgasme insensible. Le seul héroïsme des heures, c’est la saloperie du néant : Laissons le reste aux acteurs.






Dans mon pays, il y avait trois partis.
Le parti de Dieu, le parti du Roi
Et, plus nombreux, le parti des foutus –
Sur ce dernier, il faut ajouter une chose :
Puisque le parti de Dieu, dans sa divinité
Vicieuse, déposa le roi des méchants
Pour établir, éternelle, la Cité de Dieu,
Les foutus s’enfuirent avec les putes,
Laissant s’abîmer le pays et tous ses partis :
Voilà mon pays, son historie et ses mœurs !






Sur la toiture tordue s’écoulent
Les substances liquides et le ciment
Les repousse, la brique des cheminées
Et partout la mousse, comme un parapluie.
Pour ces larmes acides, il y a la voie
Des gouttières et des tuyaux, les amis
Des caniveaux cachés et de l’espoir
Perdu des hommes : des trous d’homme.






Chantons, mes amis, la géométrie contemporaine :
On voit souvent que deux points coexistent.
Prenez alors les points de l’univers entier
Et donnez-leur le même espace. Ici.
Voyez-vous ? Les lignes droites
Parallèles se touchent ! Le vers
A-t-il besoin d’espace ? Ici,
Le point est l’univers,
Point de poésie,
Silence.
.






Je n’ai nul goût à parler de voitures ; il suffit de dire que les moteurs de ces créatures homerographiques, salut des troglodytes, consomment une quantité incroyable, presque immorale, d’hydrocarbures aromatiques et bien d’autres liquides complexes. L’odeur de la sainteté inflammable des fleurs du mal, l’odeur s’est perdu.






La bohème bovine des amours détestables, mes invités d’honneur regardent tous les saucissons de porc que je viens d’enlever du four. Succulentes, les gouttes de graisse coulent partout ; c’est la grâce des solidifications synthétiquement blanches sur la peau cuite, les voies fibreuses de la cirrhose terminale : sur la table le foie, ce vieil amant des libations, et les invités s’emparant, bien sûr, du délicat dîner, épris d’un romantisme robuste.






Le musée existait encore. L’opacité de la salle délaissée engloutit les images déjà disparues. Je me suis retrouvé dans une intimité fatale avec le temps, et les toiles se demandaient, dans ce rapport de silence et d’angoisse, qui de nous regrettait le plus le temps. Moi ou la mort.






Tandis que les élèves chantaient des poèmes,
Mes yeux contemplaient l’aberration des systèmes :
La langue bifide avait reconnu le chat,
Mais sur le sol restait l’orvet,
Immobile et sans défense, stoïque. On disait,
Hélas, que l’univers était vaste.
Pourquoi ne pas donner un monde
À cet orvet, un autre au chat méchant ?
Mais non, le point se fout des systèmes,
Des élèves et de l’aberration des poèmes.






Le Maître est très, très préoccupé de l’intrusion des anglicismes. Deux tiers de ces barbarismes sont issus du français, le Maître le sait. Et pourtant, il craint que la modernité ne rende l’ancienne langue française plus formidable. Il veut sauver sa nation d’un très, très formidable avenir (formidable dans le sens anglais du mot, bien sûr : celui, paraît-il, de l’ancien français).






Jadis, j’allais chercher le sommet des montagnes,
Et caressais les fleurs comme on touche les rêves.
Maintenant, je me tais et mes larmes sont brèves
Quand je sens en mon âme l’odeur des campagnes.

Je ne savais encore en ces époques que l’apparent paradis était un effet collatéral, voilà, de chaos nucléaire. Avez-vous oublié la Genèse de la joie : les gaz acides, la convulsion des métaux et l’enfer précambrien ?






Jardin des délices, moi et ma copine : un nuage maudit de mouches danseuses, la fin de mon parnasse s’approche. Ni paix ni trêve nous donnent les moustiques, lécheurs de cul de chien fâcheux. Toutes les choses petites, les fruits pourris sont leurs amours mystiques. Dans le jour du péché, ma copine est devenue leur pomme.

La vie était belle.
Tout est dérangé par ces insectes.






Un silence insupportable, littéral quoique bien peu littéraire, entoure les grands travaux viscéraux, les plaisirs infinis et sans égaux de l’homme assis sur un beau cabinet d’aisance, libre de tous ses devoirs : Voici un fait qui m’étonne et m’émeut. Si l’on me demandait par quelle joie j’accède à la félicité, je lui dirais la vérité : Il y a un trou qui libère l’être humain de son poids superflu.






Je me couche de nuit cachant mes sombres soins
Comme un vieil éperdu qui ne veut que mourir.
Mon âme presque dort, mon cœur voulait courir,
Voler parmi les airs de la lune et des points.

Ma jeunesse se perd, en moi, dans tous les coins
De ma chambre, du lit où seul je peux l’ouïr.
La chanson d’un passé que je cherche à nourrir
Rappelle un jour joli où l’amer était moins.

Mais j’ai perdu le temps et le train de mon âme :
Je sais que tout est vain et rien je ne réclame.
Pourquoi rêver encore, pourquoi la même ivresse ?

Je ne veux que dormir en regardant la lune !
Les étoiles sont vides, mon pas est tristesse –
De tant de voies de train je ne connus aucune.



Bagatelles






II



La poésie, c’est un cas perdu. Afin de soumettre un curriculum aux bienveillants de l’Emploi, énumérons de la vie poétique les tentations et les faits héroïques. Ce vagabond sans amour du travail, ce qu’il sait faire, c’est boire et bouffer – et pour mêler la paresse à l’ivresse, il fait ses vers et oublie l’univers.






J’ai pénétré le fond des choses,
Si, j’ai pénétré les pigeons sur les fils
Électriques, sur les antennes des bâtiments :
Mes yeux se ferment et se fatiguent du monde.
Comme le condamné à qui les jours sont toujours
Les mêmes, tous les jours je me lève et je vois,
Parmi les fils et dans le fond des choses,
Que cette vie, ma vie n’est plus à moi.






Il pourrait être le Créateur de la théorie de la relativité, un héros de la Grande Guerre, l’éditeur de l’Encyclopédie. Mais il était laid. Sa couleur et son corps tordu, dégoûtants au plaisir des anges aryens, sa peau le condamnait – même la belle fable d’Andersen ne le pourrait sauver des canards. Ce petit Arabe là, ça compte pas, c'est un Quasimodo.






Si je pouvais choisir une existence
Loin de la guerre provisoire des êtres,
Je serais l’ombre d’un angle,
Le ralliement des paires de droites.

Caché des flammes, devant la fenêtre
Qui donne sur le mur ou sur la mort,
Je passerais en silence mes nuits
Et ni mon ombre saurait que je suis.






Derrière un rectangle, le mouvement des roues insensées se cache, et les premiers poteaux s’allument. Liberté, c’est nier ce qui ne fut affirmé : la rue. Mais le ciel devient plus et plus nocturne et reconnait que, s’il était le néant, la rue existerait encore.






L’avion s’est abîmé en mer,
Mais l’abîme, qu’en savait-il ?
Ce qui s’abîme et qui détruit,
C’est l’homme, Sartre l’a dit.
Puisqu’il savait que cet être
Est fragile et qu’il le protégeait
De la mer, l’homme s’est abîmé –
Par l’intermédiaire de la mer.






L’homme est à réinventer.
Étrange image,
Il renaît par miracle
Avec une transcendance
Électronique étourdissante.
L’élégance des profils impose,
Dans la transsubstantiation finale : Facebook –
La. Réinvention. Suprême.






Tout s’explique et tout se fait comprendre : Les vérités, les savants, les mensonges. Tout est compris. Ce qui est difficile à croire, c’est que la bouche, souriant hier, la bouche soudain se tait. Les yeux que l’on aimait, hier, les yeux se ferment.






Tous les jeux sont permis aux enfants
Joueurs de tous les jours, partout.
Même le petit nègre s’amuse, voilà,
Parmi les gladiateurs.

                                   Il applaudit le sang,
L’empire des plus forts dans son rêve
Jeune. Le bonheur n’a pas d’histoire.
Mais le sang connaîtra, bientôt, la sienne.






J’ai perdu l’amour des objets, mes poches vides de ce qui pèse. Mais j’ai gardé, de mes richesses, la montre de poche démodée. Non pas pour l’or, jamais poli ; pour folie : un jour, elle paraissait connaître, plus que moi, mes chemins et mes heures.






Ma louange d’amour, je la chante au baladeur exterminateur d’oreilles. Les fils en plastique du monstre nocturne se glissent, engloutissant partout les pas. Mais je le prends, épris d’adoration, dans les forêts cachées et dans les cabinets de toilette. Je sais ce que la brévité de tant de piles rappelle.






Oubliez les poisons – des potions de vipères, des hallucinations fluidiques, du fiel. Le vin de table. Je me fous des liquides. Le malheur ? La réalité des mensonges révèle un rêve, mélodique royaume. Toutes les nuits, vous buvez la mélodie qui vous tue.






Il y avait trop de ketchup dans le sandwich.
La mousse poreuse, coulant par les bords,
Se mêlait à la bouche, aux cheveux, à la main.
Elle faisait des taches sur la chemise,
Le sol, sur les chaussures. Le corps se livrait
Aux libations des gouttes industrialisées,
Plus rouges que la peau des tomates.
La langue en désespoir léchait la crème
Des doigts, derrière les ongles longs,
Et le miracle eut lieu – la résurrection
Sanglante du sandwich prenant corps, voilà,
Avalant la bouche et la chair en désespoir.






Il faut que les hommes et le ballon
Se combattent, toujours sur le terrain.
Il faut shooter les têtes jusqu’au bout :
Un filet sous la barre transversale,
Ou même un but éloigné.
Rien ne change, quel que soit le shoot,
Ni le ballon ni la fin des rectangles.
Mais bien de pieds ont besoin de jouer.






Une mauvaise haleine me poursuit partout. J’ai beau brosser mes dents, j’ai perdu des amis, parce que l’haleine gâche les relations anciennes. Elle tourne les coins en harcelant les gens pour chasser les esprits. Je ne sais si ça vient du fromage, des œufs. Brossant mes dents pourris je revois derrière l’espoir la laideur des étoiles.






Le mélange du sable roulé
Et des ramilles sèches du sol,
De quelques pierres, très petites,
Enfante le secret des poussières.
Sur les voies de terre l’on voit
Le pont entre le sable solide
Et la brune, danseuse fumée –
La féerie interdite aux fleurs.






Le play-boy baisait toutes les filles
Et les filles adoraient ses miracles.
Il fréquentait le même bar et ne buvait
Que très grossièrement. Il était violent !
Il tirait ses copines par les cheveux.

Il vient de casser la gueule au mec qui lui avait parlé de bonnes mœurs. Son renom se propage en vitesse, les femmes l’adorent plus encore. Il fait tout ce qu’il veut avec elles.






Les plaisirs sont épouvantables. Le dernier embrassement se perd par les vêtements. On a beau chasser l’éternité. Je voulus rentrer au repos où le silence et la goutte m’aimèrent. Mais la porte s’ouvrit devant mon âme, et le silence ne garda pour moi que l'amour de la machine à laver.






Devant les yeux, la nuit se fait orange
Et l’eau reflet la lueur de notre âge
Sans lune et sans étoiles. Je m’assois
Sur quelques sales pierres près du port
Et je comprends que l’amour, même laid,
Est quelque étrange joie, peut-être orange
Comme la nuit de fer transfigurée,
Mais pleine encore de ce qui sait sourire.
Ce n’est pas un amour de quelque chose,
Car l’amour d’une chose est plus la chose,
Plus que l’amour – c’est un amour sans port.






Mes bottes en PVC, jadis brillantes, ores sont noires, sales de boue, les pas oubliés dans le parnasse. Que de doux souvenirs je chausse ! Touchez, mes pieds, la semelle comme un ange le ciel. La mort des dieux ne vous attriste plus.






Le plus heureux des matins, je courus
Sous la pluie, je volai. Mon parapluie,
Je l’avais oublié chez moi en regardant
La tempête.

Les gouttes coulaient sur les joues
Comme si bien des larmes je pleurais.
Toutefois, je chantai dans mon ivresse :
Le ciel était un jour.






Si j’étais nettoyeur, je passerais ma raclette sur les vitrines du supermarché, afin que les passants ne vissent que la vitre.

Les fruits et quelques frais légumes
Rendraient heureux le sang de ces gens !
Et nul n’aurait besoin de voir l’écume
De mon travail coulant parmi les mains.






Les coins des boulevards et des cafés cachés parmi des feuilles attirent des fantômes éperdus. Je me trouvais assis avec un bon marchand et vieil ami. Il parlait à nouveau, en regardant la rue de la terrasse, des bagatelles qu’il avait vendues. Il racontait les faits de sa journée avec tant d’allégresse et de fureur, que je riais sans pouvoir m’empêcher. Mais mon rire était franc, il le savait.






La foule s’amassait dans la rue interdite.
Le détour s’imposait, impitoyable,
Confondant et les pieds et les roues.
La grue continuait son travail ingrat,
L’objet monstrueux, l’aberration
Plus grande que les édifices. Elle était
La grue la plus puissante.
On la voyait de loin et l’on venait de loin
Pour la voir, jour et nuit, majestueuse,
Le rêve des enfants, maîtresse des artistes.

La foudre vient de la frapper.
Brisée tout d’un coup, elle
                                              tombe,
Seule, la rue interdite.






Le poète lisait Rabelais dans le bois,
Assis sur un banc et oyant les oiseaux.
Elle passa, fière de sa folle beauté,
Laissant tomber la toile de lin délicate.

S’imaginait-elle que cet homme
Tant de mal se donnât pour une toile ?
« Il n’est pas un homme », disait-elle.
Mais elle passa.






L’atmosphère fluidique est envahie
Par des symboles. Elle flotte
Encore, sanglante, noyant les cerveaux
Et les arbres blancs, très hauts.

Je lis le nombre et les lettres des choses
Partout, et nulle part je sais ce qui est.
La raison de ce qui flotte est flotter, peut-être.
Le symbole n’arrive qu’à soi-même. Le chemin
Le plus distant pour un point quelconque
Est de rester où il est – la flottation immeuble
Des arbres blancs, très hauts.






Je craignais dans la nuit l’amertume des êtres
Et gémissais d’amour du parfum de la fleur.
Je ne savais, jadis, que l’amer et la peur
Étaient mes seuls amis et le monde sans maîtres.

Je ne crains pas non plus ni la nuit ni les prêtres,
Car les odeurs n’étaient qu’une vaine vapeur.
Le monde est possédé d’une étrange froideur
Qu’à nos âmes bannit et les cœurs et les lettres.

Et, pourtant, je souris et mes nuits sont heureuses.
J’ai cessé de pleurer, de chercher et de craindre
Ce bleuâtre néant des étoiles nombreuses –

Le bonheur de mes jours ne saurait plus s’éteindre.
J’ai découvert en moi que les choses sont brèves :
La nuit, l’amour, la peur et la fin de mes rêves.






La dé-contextualisation galopante du phénomène anéantit les systèmes, et les discours analytiques se déstabilisent. Avant de caractériser le noème comme opération différentielle complexe du non-être structurel apodictique, il faut comprendre le processus catégorique de politisation des polysyllabes grecques, toujours étonnant.






Vous savez le bus pour aller à...
Attendez, je cherche le papier...
Voilà, le bus pour aller à…
— Là-bas, monsieur, là-bas !

En fait, je me suis perdu.
Je ne reconnais pas l’avenue,
Mais l’instruction de l’hôtel…
— Là-bas, là-bas, monsieur !

Je sais plus où je suis !
J’ai perdu le ticket, la valise –
Ma carte d’identité…
                                    — Là-bas…






Le train lourd et long et plein
Qui pourrait croiser l’univers entier,
Ce train courant aussi vite que la foudre,
L’orgueil de tous les empires et des peuples,
Le train qui fait trembler les démons et les monstres,
Qui vainc l’ensemble des vainqueurs du monde,
Voilà, ce train vient d’écraser un papillon.
C’est un papillon qu’il a écrasé.



Bagatelles






III



Il n’y a pas de médiocrité dans le monde. Le garçon du restaurant ne veut que rendre un fraternel service au client. Celui-ci cherche un moment de repos pour réfléchir au sens de la vie. L’expérience est spirituelle. Même ceux de la cuisine se lancent, tout sérieusement et harmonieusement, à la tâche consolatrice d’estomacs. Le paiement n’est qu’un détail secondaire – leur travail accomplit un rêve d’enfance.






Le fil blanchâtre divisait en deux,
Jusqu’à je ne sais où, l’infini.
La mort du soleil se reflétait
Sur le point, qui passait encore.

Mais l’infini se perd. Soudain,
Le soleil ne touche plus le coin,
Et du fil qui traversait le ciel
Reste un fin nuage. Fin. Nuage.






Le chat miaule, la flûte cassée. Le pas se lève des pierres où le corps se mêle aux âmes délaissées. Ce qui marche et qu’il laisse marcher, c’est la défiguration d’un abdomen, le cratère rampant par les coins, par ici ou par là. On a fait bien du mal à ce chat. La jambe gauche derrière s’est atrophiée. Le pas ne touche plus le sol, et les yeux se gênent.






Le pas diagonal, le fou mutile
          L’austérité de la tour.
Le fou foudroie les cases sombres
          Sans changer de couleur.
Sa victoire
                     Est violence.
La diagonalité exclusive
           De l’échec, le sang séculaire
           Traverse la table.






Encore une fois, la nuit traversait la rue. La première des ombres était moi, marchant latéralement, écoutant le bruit de ma chaussure. Seulement mes pieds sans trottoir. Je voudrais qu’une voiture, la police m’arrêtât, me jetât dans la chambre noire impénétrable. Je cesserais de marcher et d’entendre le bruit. Je ne saurais que manger afin d’être. Manger.






Les animateurs de l’hôtel dansaient devant la piscine chaude, mais les yeux des chlorifiqués ne voyaient qu’un tas de poteaux volants. On ne saurait dire dans ce conflit lequel aurait l’âme la plus humaine : Le jeu des poteaux ou les yeux de la piscine. Mais il ne faut écrire que de belles choses.






L’originalité des imposteurs m’étonne. Mon ami vient de fonder sa firme, les Éditions Poétiques des mots que l’on dit par argent. Il ne publie que le vers heureux, poésie richissime où la vie est belle et tout va bien partout. Ne serait-il pas un artiste accompli ? Il reçoit des poèmes en larmes, d’angoisse ou sarcastiques, et il écrit, gentiment, que l’ouvrage ne s’insère point dans le bonheur commercial du programme.






La pauvreté universelle des êtres,
Voilà : Payer pour manger.
J’envie la richesse des arbres
Produisant leur argent chlorophyllien.
Je voudrais être la feuille,
Oublier que cette pauvreté parfaite,
C’est ma faute,
C’est leur faute.

Le bonheur est la qualité des lâches.






Contemplons l’architecture moderne et ses cacomorphies. Je vis le bâtiment classique en construction, les ouvriers indifférents devant le pastiche. Maintenant, je ne regarde ni les édifices ni la différence. Les mains sont les mêmes. Et pourtant, comme il est vrai partout, il faut laisser à chaque temps ses merdes.






Sous le soleil, je descendais l’escalier de quelque enfer méditerranéen, fatigué, sachant que la vie est lourde. Dans l’illusion de la chaleur grotesque, j’imaginais que j’arrivais au Ciel, descendant l’escalier de la Place. Un rouge tapis m’attendait, et les anges et les âmes des morts m’applaudissaient. Mais non, il faut vivre. C’est mieux comme ça.






Tous les jours sont dimanches. Le marchand de bagatelles ferme et je ne sais ce qui reste. Le soleil me haït, me poursuit parmi les murs blanchâtres. C’est mon ombre qu’il tue, c’est tout ! Où m’abriterai-je ? Je cours et je mange et j’ai faim. Je me demande encore s’il est vrai.






Sous le soleil de la plage illogique,
Elle pleurait l’Alain Delon qui l’avait laissée :
Quelque sensation populaire
Lui manquait.
Mais la plage est pleine
De gars et de filles partout.
Quelle importance elle donne aux folies,
Que de larmes scandaleuses l’on jette
Pour soi-même !






Ce relief opaque oscillant qui cède aux corps et qui soutient les poids, ces ondulations à couleurs redoutables cachant un abîme, peut-être sans fond, cacheront-elles aussi les réponses ? La mer est froide et se tait. Trouverai-je Dieu au fond de ces angoisses anciennes ?






Amour, amour, on parle d’amour, cet amour qui termine sur un lit quelconque, cet amour qui laisse un tas de comptes et d’enfants trompés, amour qui ment, qui se vend et qui tue les fous ... Pour faire le bien, il faudrait le connaître, et pour connaître il faudrait être aussi.






L’employé doit être sympa. Il faut travailler vite. Parler des langues. L’expérience est indispensable. On a besoin de beaucoup de flexibilité, d’initiative et des gens pro-actifs. Faut pas trop penser ! L’important, c’est le dynamisme de la personnalité. On veux des gens efficients – des gens avec une profonde efficience.






Les voisins gémissaient de nouveau
Derrière la fenêtre, la chambre chaude.
Opposant le spectacle,
Les conventions d’un monde composé.

Tu entends le chien, tu sais que l’esthétique
Comme les utopies, l’éducation
Et l’art n’ont jamais raison d’être.
Dans le théâtre, les mensonges civilisateurs.

Qui ne sait que le terme de tant d’illusions,
La fin totale,
C’est le cri du voisin jouissant ? Le monde
Est son dépôt de foutre. Mais c’est O.K.






J’avais six ans quand l’horizon me fit
Pleurer, car je connus la mer.
Les choses belles sont vieilles,
La mer détruit le château de sable.
L’éternel engloutit les mystères,
La larme cède aux fatigues.
Je crains l’aube de la fin des rêves,
Où la peur se perd parmi des vagues.






On se promène sous l’air de la brise et on voit que ce monde est une erreur. Une erreur amoureuse. Mais amère. Et pourtant, dans le chemin je m’arrête et contemple une affaire étonnante : D’un côté, les lignes droites parfaites, de l’autre, les paires de traits tordus. Je découvre les poteaux et les arbres – voilà : La perfection est un concept humain.






Mon grand-père était vivant.
Je me couchais devant la stéréo
Pour écouter mes sonates.
Le temps n’existait pas. Le temps ?
Comme il connaissait déjà ma journée,
Mon grand-père s’asseyait derrière moi.
Il savait tout,
Il ne disait parole sur mon sort :
Il reste en silence.






Ce que j’aime le plus sur les trottoirs, c’est le jeu ordinaire des pierres rappelant le tapis ancien. J’aimerais me coucher sur le tapis, toucher les pierres rouges avec l’oreille – écouter le cœur des pieds de tous les marchés du monde. Mais il faut que mes chaussures se taisent : Beaucoup de monde passe sur ma rue.






Ma boîte e-mail est vide, enfin, la porte, la chambre se ferme. Le temps est devant ma fenêtre, mais je visite encore les mêmes pages. L’infini se fait inutile. J’entrevois les montagnes que j’aimais (je volais en rêve comme un ange), mais la fatigue est lourde et l’espoir plus serein. Il faut fermer l’e-mail pour ouvrir la fenêtre.






Faut-il écrire encore mes bagatelles ?
Mon vieil ami marchand me dit un jour
Que mieux vaudrait dans cette vie l’amour,
Que le sage mourrait heureux sans elles.

Les mots sont vains, les vertus éternelles.
Ce que j’écris sur ce mondain séjour
N’est qu’une pauvre faiblesse d’humour,
Et nulle part mes larmes seront belles.

Mais le destin a son propre plaisir –
Les temps imposent leur triste désir :
L’amour sans mot et les vertus en ombre

Demeurent sans histoire et sans valeur.
Le mot se borne et en forme et en nombre,
Mais sa mémoire est son humble grandeur.






À quoi bon ces mémoires éternelles ?
Ce sont les mains condamnées à l’oubli
Qui travaillent le plus, et c’est l’oubli
Dont ces mains malheureuses ont besoin.
Le repos de quelqu’un qui se fatigue,
Qui sait, sera peut-être plus profond
Que les mots des savants et des poètes.
On ne saura vraiment jamais lesquelles
Jamais vécurent – la main qui bâtit
Ou la main qui écrit, l’étude est vaine.






Mon abri sera loin de tous les hommes –
Une forêt sans voitures, sans rues,
Sans histoires d’amour et sans larmes.

Il n’y aura que les fleurs et les chants
De mes oiseaux, et les vents qui viendront,
Viendront de loin de tous les jours vécus.

Je marcherai parmi les arbres hauts,
Près du bord des ruisseaux.






Celui qui m’a donné le pain quotidien ?
Au cher micro-ondes je dédie mes louanges.
Sa radioactivité, dit-on, est nocive,
Et pourtant je ne couvre jamais mon repas.
Je vois que le cancer est un concept osé :
Que ce que font partout les putains de ce monde,
Les cellules le font dans un coin de ton corps,
Se défonçant pour occuper le même trou.
L’auteur de ce drame, je ne m’en doute point,
Ce Dieu fut presque aussi génial que Racine.
Les astres spectateurs de son monde-cancer,
Ils pleurent tous les jours, écrivant des traités,
Des essais littéraires de vraie catharsis.
Mais ce qui reste est le dîner du micro-ondes.






La lune surgissait parmi les arbres,
Et dans la plage les gens demi-nus
Passaient en buvant leur coca-cola.
La lueur du néon et des poteaux
Voyait la danse des sacs en plastique.

Près des ordures je m’étais assis,
Mais j’écoutais le chant et j’étais loin.
J’imaginais la vraie consolation
Si la lune fût aussi en plastique
Et le néon le secret des étoiles.






Dans l’opéra, la main derrière moi était en train de manger du pop-corn. Je me cachais de ces bruits de délices scandaleuses, car Siegfried était mort. J’imaginais l’insurrection morale si le roi lâchât un pet dans la salle – si, un pet ! La seule pensée me dégoûte. Cela serait un fait épouvantable, honteux pour la Civilisation !






Je visitais mon ami, le marchand,
Et regardant son tas de bagatelles,
J’ai découvert que le monde est facile,
Que mon âme a toujours été vulgaire.

Le beau sublime a perdu toute guerre,
J’ai perpétré des crimes contre l’homme.
Ce que jadis j’appelais bagatelles,
C’est le salut que je pris par chimère.

Je regrette l’erreur, mais c’est trop tard.
Mon ami, le marchand, m’ouvrit les bras,
Mais les fautes sont faites, rien ne change.
Il demeure le maître et moi le traître.

Il est partout – et je suis l’Allemand :
J’exterminai l’imperfection de l’être.






C’est la mathématique qui m’inquiète. Puisque sa fierté s’impose et qu’il me faut devenir un chiffre, le chiffre est complexe ! L’être, l’abstraction qui réunit l’infini au néant, je la cherche et je ne trouve que moi-même. J’ignore l’addition des maints esprits qui un jour moururent : Moins six millions – voilà ce que je sais. Voilà ce que je suis.






Il faut acheter une nouvelle chaise.
J’ai nul goût à m’asseoir sur la mienne
Qui se rompt. Mais j’ai oublié
Le numéro du charpentier :
Il faut jeter ma chaise quelque part.
Ma chaise ?

Ô ma chaise, ma belle,
Depuis tant de temps tu m’as servi !
Tu m’as bien servi, ma vieille. Malgré tout.